Jonas, le requin mécanique, Bertrand Santini & Paul Mager (2014)

Jonas, le requin mécanique, Bertrand Santini & Paul Mager (2014)

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JonasAprès l’énorme succès du Yark, conte désopilant mettant en scène une créature étrange – à mi-chemin entre le Bunyip de Ron Brooks et les Maximonstres de Sendak –, se repaissant d’enfants sages, Bertrand Santini rempile chez Grasset jeunesse avec une nouvelle aventure monstrueuse. Mais cette fois-ci, les monstres sont en alu, boulons et polyuréthane.

Le destin d’un requin en carton-pâte qui voulait devenir vivant

Jonas, l’impitoyable requin mécanique de MonsterLand, un parc d’attractions recueillant les monstres sacrés à la retraite du cinéma d’horreur, n’est plus le requin qu’il était. Après avoir brillé dans les années 70’ et terrorisé les foules dans Les dents de la mort, le pauvre bougre est à présent aussi déglingué qu’une vieille guimbarde crachotante, victime de ses pannes à répétition. Et même s’il ne s’en rend pas compte, malgré les huées du public, ce dernier n’impressionne plus personne, en particulier à l’ère du numérique où des créatures plus vraies que nature ont fait leur apparition.

Le directeur du parc prend donc la décision d’envoyer Jonas à la casse et, un soir de fermeture, en fait part à ses employés. Ce qu’il ignore, c’est qu’à la nuit tombée, MonsterLand s’éveille… et que ses occupants ont tout entendu ! Le grand Krokzilla aide le squale en toc à regagner la mer. Jonas goûte alors à la liberté et se lie d’amitié avec un manchot au contact duquel il réalise que « son rêve le plus inconsolable » est de « devenir un vrai requin blanc, né d’une maman, membre à part entière du monde vivant ».

Un scénario de dessin animé

L’écriture très visuelle de Santini nous harponne dès le premier plan – cinématographique : une nuit de pleine lune, au son du clocher, une jeune fille s’apprête à entrer dans l’eau… – et ne nous lâche plus. Le périple de Jonas, émaillé de multiples rebondissements, va de scènes cocasses en dialogues savoureux, au rythme séquentiel d’un dessin animé. On y côtoie un manchot culotté qui n’a pas froid aux yeux, un dinosaure phobique des chats, avant d’assister à une conversation improbable entre Jonas l’imposteur et un requin-taureau qui, par a+ b, démontre qu’il n’est pas dupe de la supercherie.

Les gravures en noir et blanc de Paul Mager, d’une profondeur saisissante, renforcent quant à elles l’aspect filmographique du texte en lui donnant un relief supplémentaire, une puissance émotive. Fouillées, truffées de détails, ses images sont tout en contrastes, entre humour, poésie et mélancolie. Diplômé de l’école Georges Méliès, l’illustrateur a notamment contribué à Moi, moche et méchant en tant que scénographe. Un pied dans l’animation qui explique la remarquable composition de ses images.

En filigrane, une critique sociale aux enjeux contemporains

Celui qui s’identifie volontiers à Calvin et Hobbes, ce duo imaginé par Bill Watterson, formé par un petit garçon de six ans fantasque et son tigre en peluche doué de paroles, manie avec autant d’audace que leur auteur l’humour pince-sans-rire. Derrière le comique, les bons mots, se déploie une vive critique de la relation qu’entretient l’homme d’aujourd’hui avec l’animal : pêche intensive, massacre des requins, bêtes parquées, « orques, dauphins et otaries dressés à coups de chocs électriques pour avoir l’air joyeux et gober des sardines congelées devant des enfants que l’on entraîne à rire devant le malheur des bêtes »… L’homme oublie que l’animal, au même titre que lui, est un être vivant, doué de sensibilité et, pour Jonas, d’états d’âme. Le requin demeure incrédule devant la haine que les humains ressentent à son égard ; il a sur le monde le regard d’un enfant, bienveillant et amical.

Chez l’auteur, d’ailleurs, ce sont les animaux qui font preuve d’humanité. Ils sont solidaires, soudés. Les hommes, eux, se révèlent sous leur plus mauvais jour mais, la fiction étant bien faite, finissent par payer. Le Captain Grisby connait le même sort que l’Achab de Melville, son frère littéraire. Le conseiller financier cupide qui, ne songeant qu’à la récompense, jette la chienne de son fils par-dessus bord afin qu’elle serve d’appât pour capturer le requin, périt « le crâne transpercé par une douzaine de moules ».

La quête identitaire de Jonas, requin peu ordinaire, saura séduire les enfants, dès 10 ans, et leurs parents, qu’ils aient le pied marin ou non !

À lire aussi, sur le thème de la maltraitance animale : Le Seul et unique Ivan de Katherine Applegate, paru en janvier 2015 aux éditions du Seuil jeunesse, ou l’histoire d’un vieux gorille vivant en captivité, dans la ménagerie d’un centre commercial.

Mélanie, bibliothécaire

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Jonas, le requin mécanique, Bertrand Santini & Paul Mager (Grasset jeunesse, 2014).